Thématique pluriannuelle 2023-2028

L’entre-deux : une réflexion sur l’Espagne contemporaine

Ce nouvel axe thématique, qui encadrera les recherches du CREC pendant les années à venir, est né d’une constatation, la tendance à lire les tensions, historiques du moins, mais pas seulement, qui sont nées en Espagne au cours des derniers siècles, comme des oppositions franches entre deux groupes, deux camps, deux visions du monde : absolutistes et libéraux au XIXe siècle, républicains et nationalistes pendant la Guerre d’Espagne, pour ne citer que les exemples les plus immédiats ou évidents.

Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est d’aller au-delà de cette vision dialectique et explorer les zones de l’entre-deux, celles qui ne sont ni à l’ombre, ni au soleil, mais dans cet espace intermédiaire, interstitiel, où beaucoup se joue sans doute. C’est donc l’entre-deux que nous nous proposons d’analyser dans ce nouveau programme.

L’entre-deux renvoie à cet espace mal défini (et qui invite d’autant plus à l’analyse et à la recherche) du ni l’un, ni l’autre, du en même temps à la mode, du l’un et l’autre… Espace de superposition donc, du chevauchement, de la conciliation (problématique sans doute, nos travaux le diront) de deux réalités, de deux mondes, de deux univers qui pourraient paraître irréconciliables a priori. C’est cet espace de l’interstice, non lieu peut-être, mais lieu de tous les peut-être également, qui nous intéresse. Au théâtre, cet entre-deux pourrait être celui de la zone ténue entre le dehors et le dedans, celui des ouvertures, des espaces liminaires, étudiés par Anne Ubersfeld dans une étude sur les Comédies barbares, de Valle-Inclán.

Ni dehors, ni dedans, mais à la fois dehors et dedans, espace du ni, ni, mais aussi du et, et, c’est tout le paradoxe. Et c’est ce paradoxe qui nous intéresse. Lieu problématique de la conciliation impossible et pourtant réalisée, cet espace peut être étudié sous des angles divers et toujours dans la perspective transversale que nous offre l’histoire culturelle. Car ce qui est en jeu derrière cette réflexion sur l’entre-deux, c’est bien une réflexion sur l’Espagne contemporaine, sur cette nation que l’on a cherché à définir sous l’angle des antagonismes et des contrastes ou, du moins, des oppositions franches et souvent irréconciliables, à moins qu’elles ne se réconcilient que par le silence et l’amnésie, comme dans le cas du pacte du silence de la Transition.

Les définitions que l’on peut donner du terme renvoient à différentes réalités :

– spatiale : un espace délimité par deux choses

– temporelle : un espace de temps entre deux dates, deux événements

– conceptuelle : un état intermédiaire entre deux extrêmes, deux contraires (ce qui apparaît particulièrement pertinent dans le cas espagnol, du moins par rapport à cette vision qu’on peut avoir de l’Espagne)

– géographique : en géographie, l’entre-deux (l’Entre-deux mers par exemple) définit l’espace de la marge, les zones tampon en bordure immédiate de deux autres espaces (dont elles se différencient en taille ou fonction), une réalité abondamment étudiée par les géographes[1].

– sociologie : la notion renvoie notamment à celle de frontière, sociale celle-ci.

– de façon plus globale, le concept peut renvoyer à des notions de passage, de fluidité, de transition également.

– enfin, il peut renvoyer à des intervalles, des lieux ou des situations pouvant apparaître comme des « entre-deux » en apparence vides, sans intérêt (ils ne seraient ni une chose ni l’autre), mais l’entre-deux peut aussi vouloir dire l’union des deux, une synthèse, ou le signe d’un changement en cours).

Notre réflexion sur cet entre-deux pourra donc s’étendre à des questionnements proprement politiques et historiques, sur les identités politiques propres à une époque (et sans doute des époques de transition, cela demandera à être précisé), à un régime, sur leurs ambiguïtés et chevauchements, par exemple. L’alternance des régimes tout au long du XIXe siècle pourrait être propice à une analyse de ces indécisions de l’histoire espagnole, de ces basculements et chevauchements entre plusieurs modèles et plusieurs idéologies. Des décennies plus tard, la naissance du mouvement phalangiste pourra constituer également un objet d’étude intéressant : comment définir ce mouvement, qui se réclame du fascisme sans en être véritablement et qui, en ses débuts, flirte avec les avant-gardes artistiques, tout en se définissant comme un organe politique ? Un mouvement fasciste qui se revendique également comme fils de la modernité, mais qui n’hésite pas, en Espagne du moins, à puiser dans des références à la tradition catholique et au passé glorieux.

La réflexion pourra être menée également sur un plan plus symbolique, si l’on songe, par exemple, aux hésitations et aux tergiversations qui ont accompagné le choix d’un drapeau, d’un hymne ou d’une fête nationale et ont pu donner lieu à la superposition simultanée de plusieurs référents. Le en même temps se traduit ici symboliquement et matériellement.

On peut penser bien entendu à des questionnements dans le domaine de la société, de la construction des identités nationales par exemple.

Les objets culturels pourront évidemment constituer un domaine privilégié de cette réflexion sur l’entre-deux, les différentes disciplines artistiques pouvant offrir des exemples de ces espaces ou mouvements interstitiels où se mêlent différents courants, différentes inspirations ou influences se revendiquant de l’une ou de l’autre, mais peut-être d’aucune en définitive, pour être tout à la fois et simultanément.

La littérature est, ainsi, à même de susciter une réflexion sur cette question : pensons au cas des espaces liminaires au théâtre ou encore aux genres dont les frontières peuvent parfois paraître indéterminées, mouvantes. Et la littérature est elle-même un entre-deux voguant entre réalité et fiction. Le théâtre espagnol a vu récemment se développer une modalité particulière de création dramatique, le « teatro documento » qui intègre des témoignages, articles de journaux ou reprend tels quels les échanges verbaux lors d’un procès judiciaire. La bande dessinée pourrait, elle aussi, constituer un objet intéressant, par son fonctionnement même où texte et dessin se superposent et se complètent et par les stratégies de construction, et peut-être déconstruction, des espaces de la page qu’elle implique. Enfin, si nous étions des linguistes, nous pourrions nous pencher bien évidemment sur ser et estar, exemple emblématique s’il en est de cet entre-deux, de ces deux verbes être qui peuvent se superposer, glisser l’un vers l’autre, ou pas, pour dire en réalité deux façons d’être au monde. On pourrait sans doute penser également au déictique “ese”, positionné entre les deux référents que sont “este” et “aquel”. Enfin, la question des langues nationales ou régionales, du bilinguisme ou de la diglossie pourrait, elle aussi, être envisagée.

Bien d’autres objets pourront se prêter en définitive à cette réflexion qui doit nous permettre in fine d’interroger les zones de contradictions, de tensions, mais peut-être aussi de conciliation dialogique entre des réalités différentes qui définissent l’Espagne contemporaine, ses enjeux et ses pratiques culturelles, esthétiques, politiques ou idéologiques. La question du genre et de la sexualité entre bien entendu dans ce champ de réflexion qui s’ouvre à nous, comme celle des genres esthétiques ou littéraires ou des pratiques artistiques.

Recourir à cette spatialisation de notre réflexion, à partir de cette image d’un espace de l’entre-deux, devra nous permettre de considérer, à partir d’une réflexion décentrée et oblique, transversale et plus que jamais propre à l’histoire culturelle, et surtout originale scientifiquement et méthodologiquement la réalité d’une Espagne qui n’est sans doute pas à un paradoxe ou à une contradiction près.

 

[1] Pensée plurielle, n° 24 2010/2 (« Entre-deux et passage. Essai de conceptualisation à partir de la complexité de la transaction »), Carnets de géographie, n° 7 2014 (« Les espaces de l’entre deux », « Oser les entre-deux », « Chercheures d’entre deux »).